Quatuor Sine Nomine

Sine Nomine, 30 ans… déjà!

C'est étonnant, malgré les cheveux gris qui commencent à poudrer leurs sommets, beaucoup sont ceux qui voient encore en eux les «gamins» qui, en 1985, remportent à la surprise générale le prestigieux Concours d'Evian et s'en vont alors sur les sentiers d'une carrière aussi florissante qu'inattendue. Les mêmes habits noirs au concert, (presque) les mêmes poses sur les photos, tout au plus Hans Egidi (qui a remplacé Nicolas Pache à l'alto en 2002) a-t-il apporté une petite touche de sérieux, la marque de celui qui n'a pas partagé les années d'insouciance de la jeunesse. On a envie de croire que ce n'est pas là qu'une impression de façade, qu'il reste en eux cette fraîcheur mariée à cette bonhommie terrienne qui a fondé leur succès sur la durée: de l'audace mais pas trop quand même, histoire de toujours garder un pied sur terre… Les «révolutions» ont surtout eu lieu autour du Quatuor Sine Nomine durant ces trente (premières) années: crise du disque, arrivée sur le marché de nouveaux quatuors aux dents de plus en plus longues et aux archets toujours mieux affûtés, (possible) érosion du public de la musique de chambre. Dans leur manière de réagir, une fois encore, comme en musique: l'unité – alors que cela aurait pu être tant de fois la cassure. L'unité dans l'excellence, l'unité dans le doute aussi, d'amertume teintée de nostalgie du paradis perdu de la jeunesse… Une réalité qui (les) dérange mais qui fait partie intégrante de leur identité: cette envie d'affronter la lune tout en se drapant derrière le voile de l'anonymat – sine nomine – au cas où les choses venaient à tourner mal… ou trop bien, au cas où les flammes de l'audace venaient à devenir trop brûlantes.

Pache, Blonay, Rose et la Forclaz

Au-delà de l'expérience de chacun, glanée notamment au sein de l'Orchestre des Collèges et Gymnases lausannois et de l'Orchestre Cinqsept dirigés par Jacques Pache, le «déclic» – la révélation de cette attirance, jusque-là inconsciente, pour la musique de chambre et son répertoire sans nulle autre pareille – a lieu durant les week-ends de musique de chambre de Blonay, mis sur pied par Edith Fischer et Steve Ayrton. Les Sine Nomine y travaillent sous la houlette du légendaire Quatuor Melos dont ils reconnaîtront – à défaut d'avoir pu percer le mystère humain de leur légende – l'influence déterminante du coaching dans leur victoire à Evian en 1985. Il y a également la personnalité clé de Rose Dumur-Hemmerling, qui les fait grandir avec passion entre Lausanne, Cully et son chalet de la Forclaz, dans le Val d'Hérens. Violoniste de renom, membre fondateur de l'Orchestre de Chambre de Lausanne et épouse de Carlo Hemmerling, compositeur de la Fête des Vignerons de 1955 et directeur du Conservatoire de Lausanne de 1957 jusqu'à sa mort en 1967, elle connaît un veuvage de près d'un demi-siècle qui favorise sans doute son engagement en faveur des jeunes musiciens. Sentant chez les futurs Sine Nomine la «fibre chambriste» qui a fait le bonheur de ses jeunes années, elle se fait un point d'honneur de les conduire au sommet. Second violon au sein du Quatuor de Lausanne, elle sera entre autres de très bon conseil pour François Gottraux – on sait combien cette place essentielle, au quatuor comme à l'orchestre, est délicate à «habiter»!

Evian

«Nous ne sommes pas des carriéristes.» Mais malgré cette absence d'esprit combatif sur le front de la communication, le monde semble «attendre» les Sine Nomine. En 1985, le marché du disque jubile avec l'avènement du compact disque: ils se voient offrir un pont d'or par Erato et le génial Michel Garcin (celui-là même qui a «fait» Michel Corboz et son Ensemble Vocal de Lausanne). Gagner Evian équivaut quasiment pour un quatuor à décrocher l'Oscar: du jour au lendemain sous le feu des projecteurs internationaux, les engagements prestigieux ne tardent pas à tomber. Festival de Lucerne, Wigmore Hall de Londres, intégrale des quatuors de Beethoven aux côtés du Quatuor de Tokyo au Concertgebouw d'Amsterdam… Le calendrier atteint rapidement les 50 à 80 concerts par année. L'épopée est lancée. Elle connaîtra bien sûr des hauts et des bas, un certain fléchissement des concerts et des disques au tournant du siècle. On ne retient aujourd'hui que le meilleur: de fantastiques gravures notamment des quatuors de Schubert chez Erato puis Cascavelle, mais aussi d'œuvres plus rares comme Ainsi la nuit d'Henri Dutilleux enregistré sous la supervision du compositeur – une expérience marquante pour eux tous et leur entrée par la grande porte dans la petite famille des grands interprètes de musique contemporaine – et cet opus Turina chez Claves aux côtés de la lumineuse Maria Bayo.

Changement d'alto

En 2002, changement de casting à l'alto. Hans Egidi n'est pas Nicolas Pache, il arrive avec son bagage – spécialisation en musique ancienne et expérience contemporaine au sein de l'Ensemble Contrechamps –, son caractère, ses racines allemandes – il étudie à Hanovre avant de passer sa virtuosité à Genève en 1986. C'est là sans doute la clé de cette intégration réussie: au lieu de tenter de réincarner Pache, il enrichit de nouvelles saveurs le son et l'identité des Sine Nomine, obligeant ses collègues à une forme de remise en question, de redéfinition de leur travail et de leurs objectifs. Nourrissant… et salutaire!

Un Festival pour partager

Même si le répertoire de quatuor est l'un des plus riches de la musique de chambre, il n'est pas illimité et les Sine Nomine se rendent rapidement compte – après avoir écumé la littérature pour trio à cordes avant l'arrivée de François Gottraux – qu'ils finiront tôt ou tard par se retrouver face à un manque de «pain frais». Ils tissent ainsi rapidement un réseau d'ensembles et de musiciens amis avec lesquels aborder d'autres répertoires – quatuor avec piano, quintette, sextuor, octuor… Beaucoup d'amis comme l'altiste Christoph Schiller (professeur de virtuosité de Nicolas Pache et membre aujourd'hui du Quatuor Schumann), le violoncelliste François Guye (solo de l'Orchestre de la Suisse Romande avec lequel ils atteignent des sommets dans le Quintette de Schubert), les frères «venteux» Moraguès, le pianiste Philippe Dinkel, les Quatuors Vogler et Carmina… Ce réseau constitue la base «naturelle» du Festival Sine Nomine lancé en 2001 à l'Aula des Cèdres à Lausanne (ancienne résidence de la série de musique de chambre «Le Lutrin»). Une manifestation qui trouve rapidement son public et porte haut les valeurs du Quatuor Sine Nomine, au sommet desquelles trône le partage.

Défi génial et insensé

C'est un défi génial et insensé: celui de faire parler d'une seule voix quatre personnalités au caractère forcément bien trempé et contrasté – quatre artistes! Défi à la fois humain, intellectuel et émotionnel. D'où l'extrême complexité de durer: il faut que ces quatre égos trouvent leur compte sur le long terme dans ce projet commun, qu'ils grandissent et se développent au même rythme, dans un projet artistique dans lequel ils se reconnaissent pleinement – la démotivation ne pardonne pas en musique! – que ces égos parviennent à se mettre entre parenthèses lorsque surviennent les crises inévitables… Sans doute l'amitié antérieure des Sine Nomine favorise-t-elle le développement dans la musique de ce «souffle» commun en même temps qu'elle fluidifie la communication essentielle au sein du groupe.

Antonin Scherrer

 

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